PHILOSOPHIE

A l’origine du nom de l’école

Le nom de l’école a pour origine le fameux recueil publié à titre posthume d’André Gorz, philosophe et journaliste français, dont la pensée a impulsé l’écologie politique actuelle.

Cet ouvrage, pionnier d’une réalité qui saute aux yeux désormais, a inspiré notre philosophie fondée sur la nécessité d’un changement de modèle politique, social et économique. Cela pour faire face aux limites physiques, environnemental et social du productivisme. Ce questionnement est ainsi au sous-bassement de la pédagogie d’Ecologica : il s’agit pour nous de doter les étudiant.e.s d’un esprit critique et d’une vision systémique des enjeux environnementaux, démocratiques et de justice sociale et de toutes leurs implications.

Concrètement, cela se manifeste notamment par la transversalité des enseignements, qui recoupent les sciences de la matière et du vivant ainsi que les sciences sociales, mais aussi par une gouvernance partagée qui permet aux étudiant.e.s de gagner en pouvoir d’agir en participant activement à la formation et à la vie de l’école. La même logique sous-tend l’apprentissage des compétences, qui se doivent d’être adaptées à la réalité et aux besoins des organisations participant activement à ce changement de modèle de société.

Cela permet à Ecologica d’être le lieu d’apprentissage privilégié des professionnels contribuant à créer et à développer les organisations qui contribuent à construire une société post-croissance.

Le manifeste pédagogique, qui donne corps à notre essence et nos ambitions, en est l’illustration : tout d’abord construit et discuté lors de groupes de travail composé de volontaires investi‧e‧s dans la construction de l’école, il a été écrit par deux étudiant‧e‧s qui feront leur rentrée à Ecologica en septembre.

Qui est André Gorz ?

André Gorz, de son vrai nom Gérart Hirsch, nait en 1923 en Autriche et décède en 2006 en France, aux côtés de sa femme, Doreen Keir. Ingénieur de formation, il se désintéresse rapidement de la chimie lorsqu’il fait la rencontre de Jean-Paul Sartres, dont la pensée située à la croisée du marxisme et de l’existentialisme le mène sur la voie du journalisme et de la philosophie. C’est principalement dans les colonnes des Temps modernes et du Nouvel Observateur, dont il est le fondateur en 1964, qu’il développe et affine ses idées fondées sur la question de l’autonomie du sujet et la critique féroce du capitalisme.

Au-delà de l’enjeu de la justice sociale, André Gorz s’attarde de plus en plus sur le respect des limites planétaires que la poursuite infinie de la croissance menace de bouleverser. C’est notamment à la sortie du rapport Meadows, qui apporte des preuves scientifiques de la funeste trajectoire que prend l’humanité en l’absence d’action radicale, qu’il publicise son engagement écologique.

« La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. En leur absence, l’effondrement ne pourrait être évité qu’à force de restrictions, rationnements, allocations autoritaires de ressources caractéristiques d’une économie de guerre. La sortie du capitalisme aura donc lieu d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare. La question porte seulement sur la forme que cette sortie prendra et sur la cadence à laquelle elle va s’opérer. »

André Gorz

Zoom sur un ouvrage clé : Ecologica

1 · La question de l’autonomie de l’individu, ou l’aliénation du sujet par les impératifs capitalistes

A la base de la réflexion d’André Gorz, l’individu est un sujet, qui obéit à un ensemble de normes de comportements et de rôles sociaux intégrés lors de la socialisation. Il s’éloigne alors de son individualité pour se rapprocher au maximum de ce qui est attendu de lui en fonction de sa position sociale ou de son genre notamment, au détriment de toute réflexion ou agissement personnels et en faveur de la production et la reproduction de la hiérarchie sociale. Pour autant, il est impossible de s’y conformer parfaitement en tout temps : c’est par le biais de ces « faillis », ces brèches, que l’individu s’autonomise et questionne l’ordre existant, et crée donc la question de la morale et de la politique.

A. Gorz argumente le fait que la domination ne s’exerce pas seulement par le travail, mais aussi par l’intégration d’un certain nombre de besoins, de désirs, de pensées et de comportements, modelés par le système capitaliste pour servir la croissance de la production et de la consommation, et ce malgré l’augmentation de la productivité des travailleurs et les limites planétaires. Il a fallu créer de toutes pièces des besoins imaginaires, puis les rendre indispensables, pour que les individus croient qu’exister au monde sans les combler reviendrait à revenir à un âge noir, dépassé et pénible. Pour cela, la durée de vie des objets est rendue plus courte, des objets inutiles sont produits à profusion, et les consommations et services collectifs ont été individualisés, à l’image de la « bagnole », selon le mot d’A. Gorz, favorisée au train.

L’individu est donc aliéné à ses propres comportements et besoins, mais pas seulement : A. Gorz s’inspire des travaux d’Ivan Illich pour montrer que les individus sont également dépossédés de leur autonomie et de leur créativité par la technique dont les rouages sont devenus obscurs. Là où Illich qualifie la technique qui sert l’individu et accroit son autonomie de « conviviale », et celle qui au contraire le domine et le contraint d’« hétéronome », A. Gorz y voit des technologies « ouvertes », qui facilitent les échanges et la coopération, ou « verrou », qui les annihilent et les monopolisent.

2 · Les limites du capitalisme

Au-delà de la question de l’aliénation de l’individu par ce système, A. Gorz expose l’impossibilité du maintien du système capitaliste dans le temps en raison de l’incompatibilité entre son fondement et ses limites internes et économiques, et de ses limite externes, liées à la finitude de notre planète.

En effet, le système capitaliste est basé sur la nécessité d’accroitre le profit découlant de la production marchande. Cette priorité se heurte à un paradoxe : plus la productivité augmente, plus il est nécessaire qu’elle augmente davantage pour maintenir ou faire croître un certain niveau de profit malgré la baisse des prix. Cela nécessite donc une réduction des effectifs et des salaires des employés, au point où est atteinte une limite interne « où la production et l’investissement dans la production cessent d’être assez rentables ». En conséquence du franchissement de cette limite menant à une impasse, se crée une économie fictive, véritable industrie financière opaque, en parallèle de l’économie réelle qui lui est soumise. Celle-ci ne s’appuie que sur des bulles spéculatives, qui ne sont autres que la capitalisation des anticipations de profit, dont l’évolution ne peut être qu’entraîner une crise mondiale. Ici, A. Gorz prédit avec finesse la crise financière de 2008, signe de ce qu’il considère comme étant le début de la sortie du capitalisme.

Les limites externes déjà franchies ne sont quant à elles plus à prouver, celle du climat en étant un exemple : si l’on dépasse l’augmentation de 2 °C par rapport à la période préindustrielle, les conséquences seront irréversibles et non maîtrisables.

3 · La nécessité d’une sortie du système capitaliste inexorable et proactive

Face aux constats des limites, apparait l’obligation de changer de modèle, soit en jouant un rôle proactif pour construire un modèle de société sobre, solidaire et désirable, soit en subissant un effondrement qui engendrera chaos, brutalité et souffrances.

A. Gorz envisage alors plusieurs pistes quant à la traduction des conclusions de l’écologie scientifique (soit la science qui étudie les interactions des êtres vivants entre eux et avec leur environnement) dans la sphère politique : l’expertocratie et l’autolimitation.

L’expertocratie se manifeste concrètement par des politiques restrictives visant le respect des limites environnementales : « interdictions, réglementations administratives, taxations, subventions et pénalités » feraient alors légion, sans être accompagnées de remise en question systémique, de changement de valeurs et de mentalités. La protection de l’environnement aurait pour seule origine un corps d’experts imposant au reste de la population des normes et des règles ne changeant pas ses intérêts individuels préexistants. Ainsi, ce serait une expansion de l’institution technocratique, une forme de « technologie verrou » à laquelle les individus doivent se soumettre sans débat démocratique et convivial, au sens illichien du terme.

L’autolimitation en revanche, par essence bien plus démocratique, se caractérise par la participation active des individus grâce à l’autogestion des producteurs. A. Gorz propose ainsi la mise en place d’une « norme du suffisant » commune, arbitrée « entre la quantité et la qualité de travail que requièrent, par unité de produit, différents moyens et différentes méthodes de production » et « entre l’étendue des besoins ou des désirs qu’ils souhaitent satisfaire et l’importance de l’effort qu’ils jugent acceptable de déployer ». Par cet arbitrage qui apparait incompatible avec une quête effrénée du gain déconnectée de toute rationalité, la satisfaction des besoins humains devient compatible avec la préservation de l’environnement et du vivant.

4 · La décroissance comme utopie réaliste

Ainsi, 50 ans avant son évocation sérieuse dans le débat public, A. Gorz préconise l’écologie intégrale (soit la décroissance et l’émancipation du sujet) comme remplaçante nécessaire du système capitaliste, et avec elle une diversité de propositions politiques telles que le revenu universel, la baisse du temps de travail ou la création de services communaux collectifs. A. Gorz appelle à une plus grande sobriété par la redéfinition collective des besoins humains, dont le capitalisme s’est emparé pour les vider de leur substance et servir sa seule finalité : la croissance perpétuelle du PIB, aux dépens des individus qui sont aliénés, et des grands équilibres environnementaux dont les frontières sont bafouées.

A la croisée des chemins entre marxisme et écologie, André Gorz choisit la voie de l’éco socialisme, qui rend la décroissance, qu’il formule pour la première fois en 1972, socialement juste et souhaitable. Plutôt qu’une croissance destructrice, A. Gorz veut une « décroissance productive », qui enchante à nouveau la vie et sauvegarde la planète : en bref, vivre mieux, avec moins. A. Gorz met en avant la diminution planifiée du temps de travail, afin de donner à chacun la possibilité de s’investir à sa manière dans la collectivité, et ainsi développer tant sa créativité et son autonomie individuelles que la convivialité de la société, selon le mot illichien. Il s’agit de donner un nouveau sens à l’économie, dont la finalité ne serait pas la croissance infinie, mais plutôt la satisfaction des besoins de tou.te.s avec le moins de facteurs et ressources possibles, ni plus ni moins. Par cela, s’opère une réhabilitation et une réappropriation du « monde vécu » et de la « culture du quotidien » qui permet à l’individu de s’émanciper.

L’émergence de l’économie de la connaissance (par les logiciels libres notamment) qu’il évoque rapidement dans Ecologica est ainsi un de ses champs d’étude privilégiés, dans la mesure où celle-ci remet en question les piliers du capitalisme (valeur, travail, capital), brouille la hiérarchie entre ceux qui pensent les moyens de production et ceux qui produisent, fait de l’expression de soi un travail, et en rend gratuit et accessible ses fruits. Ce sont des technologies « ouvertes » qui peuvent être une piste de sortie du capitalisme.