Né en 1926 et décédé en 2002, Ivan Illich est un prêtre philosophe d’origine autrichienne. Charismatique et assuré, le penseur d’écologie politique a su prédire l’avenir d’un certain nombre de dérives de la société techno-industrielle, sans néanmoins rencontrer l’écho qu’il aurait été juste d’attendre. En effet, si durant les années 1970, il connut un franc succès et fut lu et cité comme référence par les intellectuels et les hommes d’Etat du monde entier, son nom tomba dans l’oubli une décennie plus tard. Retour sur le parcours d’un homme qui marqua (une partie de) son temps, et dont l’héritage demeure prégnant chez les penseur·euse·s de l’écologie politique qui ont pris sa suite.

Aux origines d’un homme aux multiples facettes

 

Ivan Illich a vu le jour à Vienne, où il baigne dans un contexte multiculturel : son père est un diplomate croate, sa mère est autrichienne, et issue d’une famille juive allemande. Alors que les haines antisémites s’intensifient, le jeune Ivan Illich navigue de la Croatie à l’Autriche, puis enfin à l’Italie. C’est tout d’abord à l’Université de Florence, puis à l’Université pontificale grégorienne de Rome, qu’il amorce son parcours académique. Il étudie de multiples et diverses disciplines, comme la cristallographie, la théologie et la philosophie, et s’intéresse également aux langues, qu’il maitrise en nombre et avec excellence, mais aussi à la littérature, ou bien à l’économie. Le penseur développe ainsi une perspective interdisciplinaire, qui donnera toute sa complexité et sa nuance à son œuvre par la suite.

Un prêtre atypique

Porté par sa passion et rebelle dans l’âme, Ivan Illich n’est pas où on l’attend : destiné à la diplomatie, il choisit la prêtrise ; promis à un avenir radieux à Rome, il s’envole pour les Etats-Unis en 1951, où il appelle de ses vœux un poste dans une paroisse portoricaine de New-York. Cinq ans plus tard, il est nommé vice-recteur de l’université catholique de Porto Rico, où il constate des dysfonctionnements systémiques. C’est au contact de ces institutions et de leur hiérarchie qu’il développe sa pensée critique de l’Eglise, puis de l’école, dont les faillis le consternent.

En 1961, il rejoint le Mexique à pied, où il cofonde ce qui deviendra le Centre Interculturel de Documentation (CIDOC), un institut de recherche qui se consacre à l’étude des cultures indigènes en Amérique latine, avant de se transformer en une université alternative. Ce lieu d’enseignements et de débats, aménagé dans un ancien hôtel de Cuernavaca, devient rapidement un rendez-vous incontournable pour les intellectuels de son époque.

Après des tensions muées en conflit ouvert avec l’Eglise dont il refuse de cautionner les positions, Ivan Illich renonce à son sacerdoce en 1969, bien qu’il continue à obéir aux règles imposées aux prêtres. Ce n’est pas sa foi qu’il rejette, mais bien l’institution.

La convivialité comme réponse à la critique des institutions contre-productives

 

Dans ses 13 ouvrages dont une partie peut être qualifiée de pamphlets, et ses multiples articles, Ivan Illich dénonce avec virulence les excès de la société industrielle, qui dépossède les individus de leur créativité et de leur autonomie, par la création d’outils qui les dominent et les écrasent, plutôt que de les servir.

Ivan Illich condamne le développement des institutions bureaucratiques, qui deviennent contre-productives au fur et à mesure de leur expansion, allant à l’encontre de leur objectif initial et produisant les problèmes qu’elles cherchent à solutionner. Si à l’origine, cette pensée a été inspirée par l’Eglise, Illich transpose cette réflexion à d’autres secteurs : l’école, le transport (en tout particulier la voiture), la médecine, la technique, et tout ce qui dépouille l’homme de son autonomie.

Pour mieux comprendre sa critique, l’exemple de son ouvrage pionnier Une société sans école, paru en 1971, est éclairant. En effet, Ivan Illich pointe du doigt le maintien et même l’amplification des inégalités sociales que l’école produit au lieu de gommer. Loin d’outiller les élèves les plus désavantagés à s’extraire de leur condition et mener une vie digne, l’école participe d’un système d’exclusion et méprise les formes de savoirs qu’elle ne considère pas « légitimes », à savoir les connaissances qui sont l’apanage des classes les plus privilégiées. Par ses ouvrages et la création du CIDOC, Ivan Illich souhaite faire naitre une nouvelle forme d’éducation, plus horizontale et créative, qui permet à l’élève d’apprendre de manière autonome.

Illich ouvre alors une nouvelle voie, distincte du marxisme traditionnel qui met en lumière le conflit entre classe propriétaire et classe laborieuse exploitée : celle de la nécessité de dépasser « l’opposition qui se place d’abord entre l’Homme et la structure technique de l’outil, ensuite – et par voie de conséquence – entre l’Homme et les professions dont l’intérêt consiste à maintenir cette structure technique ». Il met ainsi en avant la nécessité de repenser notre dépendance aux institutions technocratiques, quelles qu’elles soient. Illich préconise la voie de la convivialité, où les technologies modernes soutiennent les individus, et où les liens prévalent sur les biens. Il souhaite voir advenir une société qui mettrait l’accent sur l’autonomie individuelle, le respect de l’environnement et la justice sociale.

Un héritage qui tait son nom

 

Ivan Illich a continué à écrire et à enseigner jusqu’à sa mort en 2002, même si sa célébrité périclita dans les années 1980, dans le contexte des crises induites par les chocs pétroliers et de l’influence du néolibéralisme incarné par les économistes Milton Friedman et Friedrich Von Hayek, et par les figures politiques Margaret Thatcher et Ronald Reagan. Son œuvre a néanmoins laissé une empreinte durable sur la pensée critique contemporaine, intégrant le terme « convivialité » dans le langage courant et inspirant des mouvements tels que l’éducation alternative, la médecine holistique et surtout, l’écologie politique. Sa critique des institutions et sa vision d’une société conviviale continuent d’influencer les débats sur la société moderne et son avenir, à l’heure où les enjeux climatiques et environnementaux rendent urgent le choix entre poursuite d’un modèle fondé sur la croissance et protégé par les institutions technocratiques, et émergence de modèles plus démocratiques, plus justes, plus sobres, plus « conviviaux » !

Ivan Illich en une citation

« J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. » in La Convivialité, 1973.

 

Pour aller plus loin 

 

Une société sans école, Ivan Illich, Editions du Seuil, 1971

La convivialité, Ivan Illich, Editions du Seuil, 1973

Introduction à Ivan Illich, Thierry Paquot, Editions La Découverte, 2012

Ivan Illich, l’homme qui a libéré l’avenir, Jean-Michel Djian, Editions du Seuil, 2020